Fiscalité et comptabilitéoctobre 15, 2017

Déclarations produites plus de trois ans après la réception d’un avis de cotisation arbitraire: le Ministre doit-il tout de même les examiner?

Récemment(1), la Cour d’appel fédérale a dû se pencher sur la question suivante: le ministre du Revenu («Ministre») est-il tenu d’examiner une déclaration d’impôt produite par un contribuable plus de trois (3) ans après avoir reçu un avis de cotisation arbitraire auquel il ne s’était pas opposé?

Les faits

La société 6075240 Canada Inc. (ci-après «607 Canada») a omis de produire ses déclarations d’impôt fédérales pour les années 2009 et 2010 dans le délai de six mois qui suit la fin de son exercice tel que prévu à l’alinéa 150(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu («LIR»). L’Agence du revenu du Canada («ARC») a donc émis des avis de cotisation arbitraires s’appuyant sur le paragraphe 152(7) LIR, en date du 8 novembre 2010 relativement à l’année 2009 pour un montant de 13 078 $, et le 10 avril 2012 en ce qui a trait à l’année 2010 pour un montant de 35 691 $. Comme question de fait, la société avait produit en retard, mais dans les trois ans suivant la fin de ses exercices, ses déclarations d’impôt pour les années 2008, 2011 et 2012, sans toutefois que l’ARC n’émette de cotisation arbitraire pour ces années. Aucun impôt n’était payable pour ces années. Le ou vers le 27 juin 2013, les comptables de la société ont tenté de soumettre électroniquement à l’ARC une déclaration pour l’exercice 2009. Toutefois, un message d’erreur indiquait que «la déclaration [ne pouvait pas] être acceptée aux fins de traitement parce que l’ARC avait déjà reçu celle-ci et pour obtenir des renseignements sur la démarche à prendre pour modifier une déclaration électronique et la transmettre, cliquer sur le lien Corrections». Suite à ces événements, l’ARC a pris des mesures de recouvrement à l’égard de la société 607 Canada. Le 14 janvier 2015, la société a tenté de régulariser la situation en déposant une version papier de sa déclaration pour l’année 2009. Le 18 février 2015, l’ARC a informé la société qu’elle ne pouvait traiter sa déclaration puisqu’elle avait été reçue plus de trois (3) années après l’émission de la première cotisation. Puis, vers le 2 septembre 2015, la société a envoyé sa version papier de sa déclaration pour l’année 2010. Le 28 janvier 2016, l’ARC a avisé la société qu’elle maintenait sa position malgré sa plainte concernant le message d’erreur qu’elle trouvait ambigu, pour l’année 2010. Suite à cette réponse de l’ARC, 607 Canada a soumis une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale afin de forcer le Ministre à recevoir ses déclarations pour les années 2009 et 2010 et à les traiter. Le 31 mars 2016, le Ministre a présenté une requête demandant la radiation de la demande de la société. Des circonstances exceptionnelles ont fait qu’aucune réponse ne fut produite afin de contester cette requête, si bien que la demande de contrôle judiciaire de la société fut rejetée par le protonotaire de la Cour fédérale.

Décision de la Cour fédérale

Siégeant en appel de cette décision, la Cour fédérale a maintenu en partie la décision du protonotaire, estimant que le message d’erreur devait bénéficier au contribuable et que l’ARC devait traiter la déclaration de la société pour l’année 2009. Selon le jugement de la Cour fédérale, ce message s’explique par le fait que l’Agence considère la cotisation arbitraire établie par l’Agence en l’absence de déclaration du contribuable comme étant celle du contribuable aux fins de la Loi. La Cour fédérale a par contre rejeté la demande d’examen de la déclaration de 2010 au motif que celle-ci avait été produite plus de 3 ans après la date de la première cotisation, selon son interprétation des paragraphes 152(4) et 152(3.1) LIR. Selon l’honorable juge Annis, une telle démarche obligerait le Ministre à contrevenir à la Loi en établissant une nouvelle cotisation hors de la période normale de nouvelle cotisation. Cette décision fut ensuite portée en appel devant la Cour d’appel fédérale.

Arguments de l’appelante 607 Canada

Sur fond procédural, l’appelante estime que la Cour fédérale a eu tort de considérer la requête aux strictes fins de radiation d’allégations, mais qu’elle aurait dû décider si la demande de contrôle judiciaire révélait une cause d’action, même douteuse, à savoir que le Ministre devait traiter les déclarations du contribuable, compte tenu de leur production, même au-delà de la période de trois (3) ans prévue par la Loi. Bref, selon l’appelante, la Cour aurait dû permettre que la demande de contrôle judiciaire suive son cours. Quant au fond, l’appelante soutient que la cotisation arbitraire établie par le Ministre ne la décharge pas de son obligation de produire sa déclaration de revenu et ne libère pas le Ministre de celle d’examiner sa déclaration de revenu en vertu des termes mêmes du paragraphe 152(4) LIR.

Arguments du Ministre

Le Ministre soutient que le juge de la Cour fédérale avait raison et que le contribuable ne pouvait produire une déclaration hors de la période normale de nouvelle cotisation, ici plus de trois ans après le premier avis de cotisation, et encore moins exiger que le Ministre traite cette déclaration dans ces circonstances.

Analyse et décision de la Cour d’appel fédérale

Quant au fondement procédural, la CAF doit appliquer la norme de contrôle(2) établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen(3), soit celle de la décision correcte pour les questions de droit et celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de faits ou les questions mixtes de faits et de droit. Le fait d’appliquer une mauvaise règle de droit constitue en soi une erreur de droit:

«[8] Le juge saisi d’une requête en radiation n’est pas appelé à trancher la question soulevée dans l’instance. La tâche du juge est de décider s’il est évident et manifeste que l’affaire est vouée à l’échec. S’il y une chance que le demandeur ait gain de cause, celui-ci ne doit pas être privé de la possibilité de plaider sa cause.»(4)

Cette norme de contrôle a été reconnue dans plusieurs cas de demande de radiation, notamment par la Cour suprême:(5)

«[10] Dans Laboratoires Servier comme en l’espèce, la question porte sur l’interprétation d’un texte de loi. Après avoir examiné la question, notre Cour a rejeté la requête en radiation parce qu’il n’était pas possible de dire que l’interprétation de la loi mise de l’avant par Apotex était faible ou dénuée de tout fondement. En conséquence, la Cour ne pouvait conclure qu’il était manifeste et évident qu’Apotex n’était pas en mesure d’obtenir gain de cause.»(6)

En l’occurrence, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en n’examinant pas si les arguments de 607 Canada avaient quelque chance de réussir. Selon la CAF, les cours fédérales n’ont aucune juridiction quant aux cotisations établies par l’Agence. Un contribuable qui souhaite contester une cotisation de l’ARC doit faire opposition(7) puis formuler un appel devant la Cour canadienne de l’impôt(8) s’il n’est pas satisfait de la réponse de l’Agence.(9) En l’espèce, 607 Canada ne demande pas à la Cour d’annuler les cotisations arbitraires émises par l’Agence pour les années 2009 et 2010; l’appelante demande que le Ministre examine ses déclarations pour les deux années en cause: «[14] Selon 607 Canada, les cotisations arbitraires ne peuvent la libérer de l’obligation de produire ses déclarations de revenu (le paragraphe 150(1) de la Loi) ni libérer le Ministre de l’obligation prévue au paragraphe 152(1) de la Loi d’examiner sa déclaration de revenu lorsqu’elle la produit et de fixer l’impôt payable. L’erreur du Ministre, dit-elle, est de maintenir la cotisation arbitraire qu’il a établie comme s’il s’agissait de la déclaration de revenu que le contribuable doit produire. 607 Canada reconnaît que le paragraphe 154(7) de la Loi autorise le Ministre à établir une cotisation arbitraire, mais cette cotisation, qui est largement une mesure de recouvrement, ne peut écarter les obligations réciproques du contribuable et du Ministre quant à la production et à l’examen des déclarations de revenu.»(10) Le Ministre soutient qu’il ne peut examiner une déclaration qui serait produite au-delà de la période normale de nouvelle cotisation, compte tenu de la prescription prévue au paragraphe 152(4) LIR. L’appelante répond que l’interprétation du Ministre de cette disposition est erronée, et qu’en vertu du paragraphe 150(1) LIR, une déclaration de revenu «doit être présentée au Ministre» et qu’en vertu du paragraphe 152(1) LIR, «le Ministre …. examine la déclaration de revenu d’un contribuable»; en d’autres termes, le Ministre doit examiner la déclaration produite par le contribuable. (nos soulignés) Selon l’appelante, le texte même du paragraphe 152(4) LIR établit que le délai de prescription prévu au paragraphe 152(3.1) LIR ne s’applique qu’aux contribuables qui ont produit une déclaration de revenu, ce qui n’est pas le cas de l’appelante. Celle-ci était donc en droit de produire ses déclarations de revenus même plus de trois (3) ans après avoir reçu l’avis de cotisation arbitraire parce que cette situation ne serait pas couverte par le paragraphe 152(4) LIR dont voici un extrait pertinent:

152.(4) Le Ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants: … (souligné de la Cour)

152.(4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income

for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if … (souligné de la Cour) Considérant que les arguments de l’appelante auraient dû lui permettre d’obtenir la révision judiciaire demandée, pour ces motifs, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’elle devait intervenir, modifier la décision de la Cour fédérale et autoriser le contrôle judiciaire demandé par l’appelante.

Commentaires

Les autorités fiscales ont régulièrement recours aux cotisations arbitraires tel que la loi le leur permet. Ce faisant, les contribuables soumettent habituellement leurs déclarations fiscales dans les semaines qui suivent et c’est ce que souhaitent généralement les autorités fiscales. Selon les circonstances, des contribuables vont également présenter un avis d’opposition afin de préserver leurs droits, dans le délai prévu par la loi. Il est peu fréquent qu’un contribuable laisse passer plusieurs années afin de transmettre une déclaration de revenus après avoir reçu un avis de cotisation arbitraire. Il est exact d’affirmer que la cotisation arbitraire émise par l’Agence ne constitue pas la déclaration du contribuable. Sous cet angle, les prétentions de l’appelante semblent bien fondées. Cette situation semble bien avoir pour effet de contraindre le Ministre à recevoir et traiter la déclaration du contribuable dans les circonstances exposées ci-dessus, ce qui engendre des effets semblables au dépôt d’une opposition à l’égard de l’avis de cotisation arbitraire de l’Agence.

  1. 6075240 Canada Inc. c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 158 (CanLII) (19 juillet 2017); en appel de 6075240 Canada Inc. c. Canada (Revenu national), 2016 CF 726 (CanLII) (27 juin 2016).
  2. Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 (CanLII), aux par. 66-73 [2016] A.C.F. no. 943 (QL).
  3. Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 (CanLII), [2002] 2 R.C.S. 235.
  4. Supra note 1, par. [8].
  5. Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC); [1990] 2 R.C.S. 959, au par. 33; [1990] A.C.S. no. 93; ainsi que dans Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2007 CAF 350 (CanLII), au par. 34.
  6. Supra note 1, par. [10].
  7. Art. 160 LIR.
  8. Par. 169(1) LIR.
  9. Ministre du Revenu national (appelant) (intimé) c. A.W.C. Parsons, Hugh J. Flemming fils, pour leur propre compte et à titre d'exécuteurs testamentaires de la succession de Hugh John Flemming père (intimés) (requérants), [1984] 2 C.F. 331, JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 (CanLII) au par. 93, [2014] 2 R.C.F. 557.
  10. Supra note 1, par. [14].

Me Jacques Ostiguy, avocat, F.Adm.A., Pl.Fin., CMC, de l’étude Avocats-Conseils Ostiguy Laurin, s.n. L’auteur est également chargé de cours à l’UQAM, à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et professeur au Collège de Valleyfield.

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