Fiscalité et comptabilitémai 23, 2017

L’intégrité du processus d’appel d’offres comme considération principale pour déterminer si une irrégularité dans une soumission est majeure ou mineure

Les organismes publics, dans l’examen de la conformité des soumissions, ne doivent pas se limiter à considérer si l’inobservance d’une exigence des documents d’appel d’offres a une incidence sur le prix ou sur l’égalité entre soumissionnaires pour déterminer s’il s’agit d’une irrégularité mineure à laquelle il est possible de renoncer ou plutôt d’une irrégularité majeure qui impose le rejet d’une soumission. C’est là le principe énoncé par la Cour d’appel dans l’affaire Tapitec inc. c. Blainville (Ville de) 2017 QCCA 317.

Les faits :

Dans cette affaire, la Ville avait lancé un appel d’offres pour l’octroi d’un contrat de fourniture et d’installation d’un revêtement synthétique sur un terrain de soccer/football en utilisant un système d’évaluation et de pondération « facultatif ». Parmi les conditions imposées par l’appel d’offres, on retrouve celle concernant l’installation du revêtement devant être faite par un entrepreneur ayant sa principale place d’affaires et opérant depuis au moins cinq (5) ans au Québec. Or, la Ville a fait fi de cette condition en octroyant le contrat au soumissionnaire ayant obtenu le meilleur pointage, soit Les Sols Sportica inc. (qui ne rencontrait pas cette exigence) au détriment de Tapitec inc. qui avait obtenu le deuxième rang et qui la rencontrait. Mentionnons que cette condition portant sur l’expérience du soumissionnaire et l’implantation de son entreprise au Québec ne fait pas partie des conditions d’admissibilité prévues dans l’appel d’offres. On la retrouve plutôt dans le Cahier des clauses techniques, mais porte sur la qualification de l’entrepreneur (par. 22 à 24 et 30 de l’arrêt).

Recours en dommages rejeté par la Cour supérieure

Tapitec inc. a donc intenté un recours pour perte de profits contre la Ville en Cour supérieure, mais son recours a été rejeté puisque le juge de première instance a conclu qu’il s’agissait d’une irrégularité mineure à laquelle la Ville pouvait passer outre, dans la mesure où les documents d’appel d’offres n’indiquaient pas expressément qu’il s’agissait d’une condition essentielle et ne prévoyaient pas le rejet automatique de la soumission en cas de défaut de respecter cette exigence.

La Cour d’appel accueille l’appel

La Cour d’appel renverse le jugement de première instance en concluant plutôt qu’il s’agissait d’une irrégularité majeure même si l’exigence n’était ni d’ordre public (comme la détention d’une licence émise par la Régie du bâtiment du Québec, par exemple) ni expressément stipulée comme étant essentielle. La Cour rappelle d’abord qu’il est de jurisprudence constante que l’analyse des documents de soumission relève du pouvoir d’appréciation du juge de première instance et qu’une grande déférence s’impose au moment de vérifier si l’interprétation retenue est déraisonnable (par. 9). Dans le présent cas, la Cour considère que le juge a commis une erreur révisable en se limitant à déterminer si l’égalité entre les soumissionnaires avait été rompue, en regardant principalement l’impact de l’irrégularité sur le prix puisqu’il devait aussi décider si l’intégrité du processus d’appel d’offres était atteinte par l’acceptation de la soumission retenue alors qu’elle ne remplissait pas la condition pour se qualifier (par. 10). De plus, la Cour rappelle que l’évaluation des soumissions dans le cadre d’un système de pondération (par opposition à la soumission la plus basse) n’élimine pas l’obligation pour la Municipalité d’en évaluer la conformité. Comme c’est le cas pour les contrats attribués au plus bas soumissionnaire, la Municipalité doit rejeter une soumission qui contient une irrégularité sur un élément essentiel (par. 16). Cela dit, « pour être qualifiée de majeure, une irrégularité doit découler d’un manquement à une exigence essentielle ou substantielle de l’appel d’offres », ce qui est le cas lorsqu’elle affecte l’égalité entre les soumissionnaires (par. 18). Si une irrégularité ne doit pas avoir d’effet sur le prix de la soumission et ne doit pas avoir rompu l’équilibre entre les soumissionnaires, « l’un des principes directeurs en matière d’adjudication de contrat par voie de soumission publique(1)», il faut être prudent et retenir qu’une irrégularité peut être qualifiée de majeure même en l’absence d’impact sur le prix :

« [19] En définitive, c’est toutefois l’intégrité même du processus d’appel d’offres qui demeure la considération principale et le fait de renoncer à une condition de qualification peut, en certaines circonstances, affecter cette intégrité malgré que cela n’ait pas d’effet sur les prix proposés par les soumissionnaires. L’analyse relative à la conformité d’une soumission doit donc être effectuée en tenant compte également de cette possibilité. »

(Les caractères gras sont nôtres)

Pour l’analyse relative à la conformité d’une soumission, la Cour d’appel retient la démarche en trois (3) étapes proposée par les auteurs Giroux et Jobidon(2) :

« [20] Pour la mener à bien, les auteurs Giroux et Jobidon proposent de poser et répondre à trois questions :1) L’exigence est-elle d’ordre public? 2) les documents d’appels d’offres indiquent-ils expressément que l’exigence constitue un élément essentiel? et 3) à la lumière des usages, des obligations implicites et de l’intention des parties, l’exigence traduit-elle un élément essentiel ou accessoire de l’appel d’offres?

[21] Le prisme d’analyse proposé est le bon. Qu’en est-il ici? »

En l’espèce, le libellé même des documents d’appel d’offres (notamment l’utilisation du mot « doit ») indiquait le caractère impératif de l’exigence et ceux qui ont pris connaissance des documents d’appel d’offres (soumissionnaires potentiels) pouvaient y voir une condition d’admissibilité obligatoire. La Cour indique qu’« il apparaît difficile de soutenir que l’imposition d’une condition qui a précisément pour effet de limiter le nombre de soumissionnaires qualifiés est valide tout en maintenant que cette condition est, par ailleurs, mineure et non essentielle » (par. 33).

Commentaires :

Cette méthode pour déterminer la nature de l’exigence d’un appel d’offres (élément mineur ou élément majeur), s’inscrit dans l’esprit des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans les arrêts M.G.B. Enterprises Ltd. et Martel Building Ltd., dans un contexte non normé, puisque, pour déterminer la formation d’un contrat A, l’on doit alors rechercher l’intention présumée des parties manifestée dans les termes des documents d’appel d’offres et de la soumission(3). La Cour supérieure n’a pas tardé à faire écho à l’arrêt Tapitec inc. Ainsi dans un jugement rendu à peine un mois plus tard, le juge Castonguay dans l’affaire Norgereq ltée. c. Ville de Montréal(4) applique le prisme d’analyse retenu par la Cour d’appel dans l’affaire Tapitec inc. La Ville de Montréal n’aurait pas dû accepter une soumission accompagnée d’une garantie financière en l’occurrence un cautionnement de soumission, qui n’avait pas été émis par un assureur détenant un permis d’assureur l’autorisant à pratiquer l’activité de garantie au sens de la Loi sur les assurances tel qu’exigé des soumissionnaires. Toutefois, dans l’affaire Norgereq ltée, le recours du soumissionnaire a quand même été rejeté puisque sa soumission n’était pas conforme à un élément important concernant l’expérience du soumissionnaire pour l’exécution de travaux de même valeur. Si les organismes publics devront faire preuve de grande prudence à l’étape de l’examen de la conformité des documents d’appel d’offres, elles devront également être prudentes à l’étape de la rédaction des documents d’appel d’offres puisque bien souvent des litiges surviennent en raison des termes utilisés dans les documents d’appel d’offres. En somme, le travail effectué en amont permettrait d’éviter bien des problèmes en aval, comme le dit le slogan « C’est pour après qu’on y pense avant ».

  1. R.P.M. Tech inc. c. Gaspé (Ville), JE 2004-1072 (C.A.), par. 28, cité dans l’affaire Tapitec inc. au par. 18).
  2. Pierre Giroux et Nicolas Jobidon, « Les appels d’offres : Une entreprise risquée? Survol des risques : la perspective de l’organisme        public », dans S.F.P.B.Q., Congrès annuel du Barreau du Québec (2010), Cowansville, Éditions Yvon Blais, paragr. 30.
  3. M.G.B. Enterprises Ltd. c. Construction de défense (1951) ltée, [1999] 1 R.C.S. 619; Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860.
  4. Norgereq ltée. c. Ville de Montréal, 2017 QCCS 1199, par. 46 à 49.
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